Cinq jours après le raid aérien mené par l’Inde au Pakistan contre les installations du groupe djihadiste responsable de l’attentat de Pulwama, d’importantes questions émergent sur le déroulement de cette opération qui a ravivé une situation déjà tendue entre les 2 pays.
Aux annonces indiennes du succès de cette intervention militaire s’oppose le manque de preuves matérielles de l’opération engagée par l’Inde. La destruction du complexe par 12 chasseurs Mirage 2000 indiens aurait dû laisser des traces sur le terrain mais 5 jours après, aucune image du site n’a été publiée et face à ce manque certains médias commencent à remettre en question la véracité du déroulement de l’opération indienne. Une piste ouverte par les commentaires pakistanais qui peu après l’intrusion aérienne sur leur territoire de l’aviation indienne signalaient que ce raid n’avait causé aucun dégât humain ou matériel.
Que s’est t-il réellement passé à Balakaot le 26 février dernier ? Tentative d’éclairage alors que la désinformation ambiante ne permet pas d’y voir clair et que sur le terrain, les journalistes ont difficilement accès au secteur qui aurait été touché par la riposte indienne.
Au matin du 26 février, les Indiens se sont levés en apprenant que l’Inde avait mené un raid aérien au Pakistan, près de Balakot dans le cadre des représailles annoncées après l’attentat de Pulwama qui a coûté la vie à plus de 40 soldats indiens au Cachemire. L’attaque, menée le 14 février par un jeune cachemiri indien a été revendiquée par le groupe djihadiste Jaish-e-Mohammad, basé au Pakistan et qui bénéficie de soutiens de la part de l’armée pakistanaise et des services de renseignements. Le lendemain de ce raid, un combat aérien entre les 2 armées a conduit à la destruction de 3 avions (2 indiens, 1 pakistanais) et la capture d’un des pilotes indiens par le Pakistan. En cette fin de semaine, la situation demeure inquiétante entre les 2 pays et en dépit de la libération du pilote indien ce vendredi soir et des appels au dialogue de la part du premier ministre pakistanais, la crise entre les 2 pays n’est pas terminée.
Au delà d’un casus belli engendré par l’attentat de Pulwama, le raid de Balakot contre les installations du Jaish-e-Mohammad sur le territoire pakistanais apparaît donc comme un facteur d’amplification de la crise en cours. L’annonce de sa réussite et son audace ont permis au premier ministre indien de reprendre la main dans ce bras de fer et de résoudre au silence les critiques lui reprochant son attente et son inaction contre le Pakistan. Dans le contexte des élections de mai dans lesquels Narendra Modi joue sa réélection, il savait que si il ne prenait pas une résolution forte envers le Pakistan, il risquait de perdre au jeu électoral.
Ce raid a obligé le Pakistan à réagir et à entrer dans le cycle de représailles aux représailles pour ne pas apparaître comme faible face à l’Inde dans l’opinion publique. C’est cette même opinion publique qui en Inde n’a eu de cesse d’appeler à la vengeance contre le Pakistan, lançant les 2 pays dans un jeu dangereux où l’aventurisme militaire pourrait avoir des conséquences dramatiques pour toute la région. Si ce raid a été annoncé comme une réussite par l’Inde, en dépit des complications qu’il allait engendrer avec le Pakistan, il demeure entaché d’importantes zones d’ombre notamment en raison du manque de preuves physiques sur le terrain du bombardement et du passage dans une clandestinité plus marquée pour les membres du Jaish-e-Mohammad après l’attaque de Pulwama qui selon toute vraisemblance n’aura pas permit à plusieurs centaines de combattants de se regrouper en un seul et même endroit.
Une guerre idéologique déclenchée sur la réussite ou non du raid
L’Inde a donc annoncé mardi 26 févier au matin qu’elle avait bombardé un camp d’entraînement du Jaish-e-Mohammad, à Balakot, situé à 50 km derrière la frontière qui la sépare du Pakistan. Une action motivée par des renseignements qui faisait état d’une attaque imminente planifiée par le groupe armée. Le ministre indien des affaires étrangères a indiqué dans un communiqué qu’un « grand nombre de membres du Jaish-e-Mohammad avait été éliminé ». Dans la foulée de cette annonce, un haut responsable du gouvernement a ensuite rapporté aux médias que près de 300 militants avaient ainsi été tués. Un chiffre qui s’est rapidement mis à circuler de rédactions en rédactions et d’afficher alors un résultat satisfaisant pour le gouvernement de Narendra Modi en proie aux critiques face à l’empressement de l’opinion publique à « donner au Pakistan ce qu’il mérite ».
Cette version indienne du raid de Balakot tiendra pendant 2 jours avant qu’un doute s’installe quant à l’élimination d’autant de djihadistes d’un seul coup. Jeudi, un haut gradé de l’aviation indienne, le vice-maréchal R.G.K Kapoor a émis l’hypothèse d’une possible erreur sur le nombres de tués après l’opération. Interrogé sur la capacité de destruction des Mirages 2000 engagés dans le raid, il a déclaré « qu’il était actuellement prématuré de fournir des détails sur les victimes » tout en ajoutant néanmoins que « les forces armées indiennes avaient d’honnêtes preuves sur les dégâts infligés au camp par les frappes aériennes ».
Cet appel à une certaine prudence trouve écho dans les premières déclarations pakistanaises publiées peu de temps après la pénétration indienne de son espace aérien. En fait, sur le plan du timing, le raid de Balakot a été révélé pour la première fois par le Pakistan, par le biais du porte-parole de l’armée pakistanaise qui a écrit sur Twitter, aux alentours de 5h du matin qu’une intrusion indienne avait eu lieu au Pakistan. « L’armée de l’air indienne a violé la Ligne de Contrôle. L’aviation pakistanaise a immédiatement répondu. Les avions indiens ont fait demi-tour. Plus de détails à suivre » a twitté le major général Asif Ghaffor.
Moins de 2 heures plus tard, alors qu’en Inde les autorités ont annoncé le résultat de leur raid et que l’histoire du raid de Balakot s’empare des rédactions de tout le pays, Asif Ghaffor intervient de nouveau sur Twitter, confirme l’intrusion indienne mais rejette la version indienne du raid de Balakot, la dépeignant comme un échec. « Les chasseurs indiens se sont infiltrés par le secteur de Muzafarabad. Face à la réponse efficace et rapide de l’armée de l’air pakistanaise, ils ont fait demi-tour en se délestant de leurs bombes avec hâte près de Balakot, dans une zone désertique. Pas de dégâts, pas de victime » a t-il détaillé sur le réseau social avec quelques photos à l’appui.
Des preuves en images assez parlantes
La version pakistanaise du raid de Balakot pourrait être renforcée par le manque de preuves visuelles qui est encore plus accentué du fait de l’accessibilité réduite sur la zone pour les journalistes. Seulement quelques heures après l’annonce du raid a débuté une confrontation de la preuve par l’image au profit de la version pakistanaise.
Une image satellite de la zone de la frappe acquise le 27 février au matin par Planet Labs Inc montre clairement que les bombardements indiens n’ont pas causé de dégâts matériels comme l’ont annoncé les autorités. On voit clairement que les impacts de missiles se trouvent dans une zone boisée et agricole à plus de 100 mètres de ce qui semblait être un cible.
« Où sont les corps des djihadistes ? » s’interrogent les résidents des environs de Balakot
Peu de temps après le premier round de revendications/démentis entre le ministère des affaires étrangères indien et le porte-parole pakistanais de l’armée, un article du New York Times rapporte les premières interrogations quant à la réussite revendiquée du raid de Balakot. « Des spécialistes des questions de sécurité en Occident ont émis des doutes sur l’existence d’un vaste camp d’entraînement, affirmant que le Pakistan ne dirige plus de telles infrastructures et que les groupes militants se sont éparpillés en petits groupes de part et d’autre du pays » peut-on lire dans l’un des premiers articles qui évoquent le doute quant à ses frappes (l’article en question, publié depuis les USA est en date du 25 février et subit les quelques 12h de décalage horaire qu’il y a entre New York et Delhi).
« Des analystes et des diplomates en poste à New Delhi déclarent que les cibles visées par les tirs indiens n’étaient pas claires et que les groupes terroristes qui opèrent le long de la frontière ont probablement quitté les lieux quand Narendra Modi a promis une riposte en vengeance de l’attaque de Pulwama » reprend l’article qui souligne ce dernier fait en indiquant que de nombreuses sources ont fait état d’une désertification des camps au Pakistan ces derniers jours. « Ce qu’ils ont atteint n’est que spéculation pour le moment » commente Rahul Bedi, un analyste londonien en poste chez Jane’s Information Group.
Si dans le bureau des analystes et dans les couloirs diplomatiques des interrogations n’ont pas tardé à voir le jour, sur le terrain au Pakistan, celles des résidents de la zone de Balakot apportent un regard encore plus critique face aux revendications de succès de l’opération indienne.
Vendredi, Reuters a publié un article composé de témoignages (une quinzaine) recueillis à Jaba, un faubourg situé à 1 km au nord de Balakot. Il débute par le témoignage de celui qui pourrait être l’unique victime du bombardement indien. Nooran Shah, un villageois de Jaba âgé de 62 se demande pourquoi il fut brutalement réveillé tôt ce mardi 26 février par une explosion qui a secoué sa maison faite de briques cuites et lui a laissé une coupure au-dessus de son œil droit. « Ils (les Indiens) voulaient cibler des terroristes. Voyez-vous des terroristes ici ? » s’interroge-t-il.
Le long des pentes boisées qui surplombent Jaba, d’autres villageois mènent Reuters près de 4 cratères entourés de pins brisés par l’explosion qui s’est produite vers 3h du matin. « Elles ont tout fait trembler » déclare Abdur Rasheed qui confirme n’avoir vu aucune victime humaine suite au raid indien. « Personne n’est mort. Quelques pins sont morts, abattus par l’explosion. Une vache est également morte » détaille-t-il avant d’évoquer simplement la blessure d’un local, blessé par un objet ou un carreau.
Même son de cloche au Basic Health Unit, l’hôpital le plus proche de Jaba où Mohammad Saddique, un responsable en service la nuit de l’attaque dément les affirmations indiennes d’une élimination massive. « C’est juste un mensonge. Ce sont des absurdités. Nous n’avons pas reçu la moindre personne blessée » déclare-t-il
Le choix indien de cibler Balakot, entre menace terroriste et message politique
Le communiqué du ministère des affaires étrangères indiens a déclaré avoir été motivé à cibler le camp du Jaish-e-Mohammad à Balakot suite à de menaces d’attentats imminents. Pourtant les analystes et diplomates internationaux ont fait part du repli du groupe en petites factions après l’attaque de Pulwama. Alors qu’est ce qui a déterminé Balakot comme une cible prioritaire pour la réplique indienne ?
Tout d’abord sa situation géographique. Balakot ne se situe pas au Cachemire pakistanais, terrain d’opération prioritaire du Jaish-e-Mohammad mais dans la province voisine de Kyber Pakhtunkhwa à 50 km à l’intérieur des terres pakistanaises. Agir aussi loin au Pakistan lance un signe fort de la part de l’Inde qui ne s’était pas enfoncée aussi loin chez son voisin depuis la guerre de 1971. Mais c’est aussi parce que le groupe djihadiste y dispose d’une assise territoriale.
Dans les environs de Balakot, les locaux soulignent que le Jaish-e-Mohammad possède un bâtiment dans le secteur mais qu’il s’agit d’une madrassa (école religieuse) et non d’un camp d’entraînement, située à environ 1 km du lieu où les bombes indiennes ont explosé. « C’est la madrassa Taleem ul Quran. Les enfants du village y étudient. Il n’y a pas d’entraînement là-bas » rapporte Nooran Shah, celui qui se présente comme l’unique blessé du raid indien.
Non loin de l’un des cratères creusés se tient la fameuse madrassa dirigé par le Jaish-e-Mohammad. Un panneau de signalisation placé en bordure de route la signale, au bout d’un chemin en terre. Les récits des locaux sont contradictoires quant à cette madrassa. Certains disent qu’il ne s’agit que d’une école dispensant des cours de religion aux enfants locaux, d’autres affirment qu’il s’agit d’un camp d’entraînement pour les combattants du Jaish-e-Mohammad.
En avril 2018, Abdul Rauf Asghar, un haut commandant du groupe y a tenu son assemblée religieuse annuelle au cours de laquelle il a appelé les participants à prendre les armes et à rejoindre le djihad. L’école-centre d’entraînement fut également un important centre de recrutement dans les années 1980 pour envoyer des combattants sur le front afghan face à l’URSS. De plus, Balakot fut au XVIIIème et XIXème siècle un bastion de la guerre sainte en Asie du Sud sous l’impulsion de Sayyid Ahmad et Shah Ismael, 2 figures du djihad qui font de Balakot leur base et qui sont considérés comme des héros par la vague de groupes militants armés qui ont émergé dans les années 1990 avec le Cachemire indien comme terrain du djihad. Le lieu avait tout d’une cible de choix pour l’Inde.
Cherchant à marquer les esprits tant dans son pays qu’au Pakistan, le gouvernement indien semble avoir opté pour une stratégie pouvant lui assurer une projection de puissance en minimisant sa vulnérabilité. Ne pas choisir une cible physique tout en se permettant de pénétrer dans l’espace aérien pakistanais pouvait suffire pour faire comprendre à son voisin que l’Inde pouvait attaquer pour se défendre. La vision d’un raid efficace et teintée de la « réponse forte » promise par l’Inde pourrait donc apparaître comme un subtil mensonge si l’on s’en tient aux commentaires pakistanais rapportés du terrain par Reuters et Al Jazeera, par ceux émanant des milieux diplomatiques et analystes publiés par le New York Times ainsi que par les documents photographiques et satellites qui ne montrent aucune zone où aurait pu mourir plus de 300 personnes dans un bombardement massif.
Ces faits soulèvent de nouvelles questions. Qu’est ce qui aurait pu pousser New Delhi à mentir sur la réussite de son raid, tout en sachant que cette opération pouvait risquer de faire basculer les 2 pays dans un conflit ouvert ? De plus, le secret n’allait pas pouvoir tenir longtemps du fait que les technologies actuelles permettent de vérifier rapidement si oui ou non une attaque a été menée par 12 chasseurs MIG 2000.
Face au scepticisme naissant, l’Inde choisi d’accuser le Pakistan de mensonges et de dissimuler les preuves de l’attaque. Une source aurait affirmé à India Today que l’armée pakistanaise avait bouclé le secteur de Balakot et qu’elle « nettoyait » les preuves du raid dont les corps morts afin de pouvoir nier le succès de l’opération indienne qui a éliminé plus de 300 personnes. Cet argument de défense ne tient pas au regard de l’image satellite australienne qui montre clairement les impacts des missiles indiens à plus de 100 mètres de ce qui semblait être l’objectif à atteindre.
De plus, l’équipement high-tech des MIG 2000 n’aurait pas permis aux chasseur de rater leurs cibles. Une source indienne a indiqué que les MIG 2000 impliqués dans le raid de Balakot étaient équipés de missiles israéliens SPICE 2000 à guidée laser préprogrammée pour atteindre leurs cibles. D’une précision acérée, ces missiles n’auraient jamais du rater leur cible si ils avaient été programmés à la base pour atteindre la dite-cible puisqu’il y ont une marge d’erreur de 3 mètres.
Se dessine alors l’idée d’un raid suffisamment profond pour mettre en garde le Pakistan tout en prenant soin d’éviter d’y faire trop de dégâts et de présenter le raid aux Indiens sous une forme un peu plus conforme aux attentes de l’opinion avec des morts en pagailles. Pour le moment Narendra Modi a satisfait l’opinion publique qui ne demande pas de compte pour le moment en raison de l’immédiateté et de la virulence de cette nouvelle crise entre l’Inde et le Pakistan. Avec ce raid et la libération rapide du pilote indien capturé par les Pakistanais au lendemain du raid de Balakot, la pression politique retombe un peu pour le premier ministre indien.
La crise entre l’Inde et le Pakistan se poursuit néanmoins et les craintes d’une nouvelle aventure militaire de l’un des 2 protagonistes demeurent en dépit des appels au dialogue lancés par le premier ministre pakistanais Imran Khan. Son homologue indien devrait pour le moment éviter les remous soulevés par les interrogations sur le raid mené le 26 février à Balakot. Les détails de cette opération seront probablement connus à plus ou moins long terme et tout laisse à penser que les conséquences politiques de ces futures révélations seront importantes si elles démontrent que les frappes indiennes n’ont pas tué un important nombre de combattants.
Julien Lathus