La liberté de la presse en Asie du Sud en 2018

Comme lors des années précédentes, la situation de la liberté de la presse en Asie du Sud a tendance à stagner dans le bas des classements de nombreuses organisations spécialisés sur l’observation de l’exercice du journalisme. En cause : les violences liées aux conflits et aux élections …

Comme lors des années précédentes, la situation de la liberté de la presse en Asie du Sud a tendance à stagner dans le bas des classements de nombreuses organisations spécialisés sur l’observation de l’exercice du journalisme. En cause : les violences liées aux conflits et aux élections dans la zone, le climat d’impunité qui règne dans le cas de meurtre ou de disparition de journalistes, le nationalisme exacerbé et les tentations autoritaires. 2018 apparaît dans la région comme l’année de l’auto-censure. Face aux menaces tant juridiques que politico-sociales, ce phénomène gagne du terrain dans tous les pays du sous-continent.

L’exercice du journalisme en Asie du Sud : une pratique à risques

L’ONG française Reporters Sans Frontière publie chaque année son rapport sur l’état de la liberté de la presse dans le monde. Chaque pays est alors noté selon le pluralisme et l’indépendance des médias mais également sur le cadre légal et l’environnement qui conditionnent la pratique du journalisme. A cela s’ajoutent des questions de transparence, de production mais aussi d’exactions envers les médias.

En Asie du Sud, l’organisation constate une situation précaire généralisée dans l’ensemble de la région où même si plusieurs pays grimpent progressivement dans le classement, cette hausse demeure lente et souvent le fruit de fluctuations d’autres pays dans le classement. Discours de haine, guerres, extrémismes de tous bords et climat de peur alimentent l’auto-censure qui prévaut désormais dans toute la région même si c’est ce phénomène apparaît dans une moindre mesure au Népal et au Bhoutan.

2013

2014 2015 2016 2017

2018

Afghanistan

128

128

122

120

120

118

Bangladesh

144

146

146

144

146

146

Bhoutan

82

92

104

94

84

94

Inde

140

140

136

133

136

138

Maldives

103

108

112

112

117

120

Népal

118

120

105

105

100

106

Pakistan

159

158

159

147

139

139

Sri Lanka

162

165

165

141

141

131

Évolution du classement de la liberté de la presse en Asie du Sud entre 2013 et 2018 selon Reporters Sans Frontière (RSF) sur 180 pays.

En Afghanistan, les journalistes sont en premières lignes de la dégradation sécuritaire. Une quinzaine de journalistes ont trouvé la mort en 2018 dans un pays déchiré par la guerre et l’instabilité. RSF explique que plusieurs régions du pays où les Talibans et l’État Islamique (EI) entretiennent la peur et le conflit sont devenues de véritables « trous noirs de l’information ». Au delà des organisations fondamentalistes, l’organisation observe que de nombreux politiciens (gouverneurs et responsables locaux) n’acceptent pas l’indépendance des médias et que les forces de sécurité du pays ont été impliquées dans plusieurs cas de violence à l’encontre des journalistes.

Face à la situation, le pouvoir central afghan et des représentants de la presse ont lancé en partenariat des comités de coordination pour la sécurité des journalistes et des employés des médias. Pour RSF, cette initiative apparaît comme porteuse d’espoirs et pourrait même représenter un modèle pour les autres pays de la zone. Ce dernier fait aide donc l’Afghanistan à progresser dans le classement de RSF bien que les conditions de pratique du journalisme dans le pays soient très risquées.

Situation tendue cette année au Bangladesh où des élections générales doivent avoir lieu le 30 décembre. Si l’exercice du journalisme a toujours représenté un défi dans un pays qui a vu un grand nombre de ses représentants finir derrière les barreaux ou trucidés pour leurs propos ou leurs enquêtes, un climat de peur s’est emparé de la profession en cette année électorale. Les violences et les menaces émanant des milieux islamistes ainsi que le durcissement législatif ont poussé les journalistes à pratiquer presque systématiquement l’auto-censure dès qu’il s’agit d’aborder des questions en rapport avec l’Islam ou la Constitution.

Pour RSF, si le pluralisme des médias est une réalité au Bangladesh, il est torpillé par une violence endémique à l’encontre des journalistes et de leurs rédactions. Une violence pour laquelle leurs auteurs jouissent d’une impunité « quasi systématique » ce qui accroît la pratique de l’auto-censure. En vertu des lois sur la technologie de l’information et de la communication, le pouvoir criminalise la publication d’informations qu’il juge diffamatoires ou blasphématoires et depuis quelques années, des centaines de journalistes et blogueurs ont été emprisonnés. La tendance n’est pas à l’amélioration et les prévisions peu optimistes puisse que Cheikh Hasina, actuellement au pouvoir à renforcé les lois permettant de museler la presse et que le parti d’opposition susceptible de la remplacer n’est pas adepte, lui non plus de la liberté de la presse.

A la 94ème place du classement arrive le pays le plus haut classé de la région : le Bhoutan. Ce petit royaume bouddhiste himalayen est longtemps resté en dehors des circuits mondiaux, bercé par la lenteur et l’immensité des montagnes. Internet et la télévision y ont été autorisés qu’en 1999. Depuis le début du XXIème siècle, le royaume est en pleine mutation et le pluralisme médiatique, bien que timide, ne cesse de se développer. Toutefois, depuis 2006, une série de lois draconiennes d’encadrement des médias tient à criminaliser « toute tentative de créer incompréhension et hostilité entre le gouvernement et le peuple ». Dernièrement, une loi punissant la diffamation a été promulguée et depuis l’auto-censure règne parmi les journalistes.

Mauvais classement pour l’Inde qui ne cesse de perdre des places d’années en années dans le classement d’RSF. En 2018, la plus grande démocratie du monde pointe à la 138ème place et pour l’ONG française, le nationalisme hindou incarné par le premier ministre Narendra Modi constitue la première menace sur la presse dans le pays. Depuis 2014 et l’arrivé au pouvoir du BJP, une véritable décomplexion du nationalisme hindou s’est opérée et les nationalistes s’en donnent à cœur-joie pour expurger toute pensée « anti-nationale ». Dés lors, l’auto-censure se répand dans la presse et les journalistes sont victimes de campagnes de dénigrement en ligne et certains sont même éliminés par les éléments les plus radicaux de la frange nationaliste. En 2018, 5 journalistes indiens ont trouvé la mort dans l’exercice de leur fonction ou pour leurs propos.

Sur le plan judiciaire, des poursuites sont utilisées pour museler les journalistes les plus critiques à l’encontre du pouvoir. En vertu de l’article 124A, des journalistes peuvent être reconnus coupables de sédition ; un crime pouvant mener à la prison à perpétuité. En conséquence, la simple menace d’accusation conduit irrémédiablement à instaurer l’auto-censure parmi les journalistes. La couverture du conflit au Cachemire demeure un exercice périlleux pour les journalistes qui sont menacés tant par les militants armés indépendantistes ou (et) islamistes que par les forces de sécurité indiennes.

Les Maldives continuent de s’enfoncer dans le classement de RSF avec une perte de 17 places en 5 ans. Après le coup d’état de 2012, les journalistes indépendants de l’archipel ont subi un durcissement de la politique déjà répressive à l’encontre des médias. Une nouvelle loi de criminalisation de la diffamation passée en 2016 a permis aux autorités d’obtenir la fermeture d’un média.

Les journalistes locaux subissent principalement des menaces de la part des partis politiques, mais aussi des gangs et des extrémistes religieux. Il en résulte un climat d’insécurité et d’impunité qui contraint les journalistes à l’auto-censure. Avec l’instauration de l’état d’urgence en début d’année 2018, la situation s’est aggravée et le gouvernement se permet d’intimider les journalistes et de faire planer le spectre de la fermeture des médias indépendants trop dérangeants.

A la seconde place régionale, le Népal est l’un des rares pays de la zone a gagné des places dans le classement de RSF ses dernières années. En 2018, il perd toutefois 6 places par rapport à l’année dernière et se positionne à la 106ème place. La principale raison de cette chute demeure dans la dangerosité de la couverture d’événements sensibles dans le pays. Les manifestations, souvent violentes voient les journalistes pris en étau entre les manifestants et les forces de police. Les agressions ou les intimidations croissantes engendrent un climat d’insécurité marqué pour les médias.

La détérioration du climat politique du Népal n’aide en rien et l’année dernière, lors des premières élections générales en 20 ans, plusieurs journalistes ont été arrêtés sans mandat et certains ont été torturés. D’autres journalistes font face à des violences de la part de militants ou de cadres politiques. Selon RSF, le gouvernement népalais doit apporter des gages pour que soit respecté le préambule de la Constitution de 2015 qui proclame une pleine liberté de la presse.

Le Pakistan est avec l’Afghanistan, le Népal et le Sri Lanka les seuls pays de la zone à gagner des places dans le classement de RSF depuis 5 ans mais le pays revient de loin. Classé en 2018 à la 139ème position, c’est un gain de 20 places depuis 2013 qu’enregistre le Pakistan. Si cette progression est tant nul doute positive, la presse pakistanaise, considérée comme l’une des plus fleurissantes d’Asie reste sous la menace croisée des groupes extrémistes et des services de renseignements, l’ISI en tête. La menace est y telle que RSF les a répertorié comme « prédateurs de la presse ».

Harcèlements et agressions sont toujours légions même si les ONG constatent une tendance à la baisse des attaques mortelles. Les conflits régionaux, que ce soit au Baloutchistan, dans les zones tribales ou dans le nord du pays demeurent des espaces hostiles pour les journalistes qui doivent composer avec les violences inhérentes à ces conflits comme aux menaces des forces de sécurité face à la médiatisation de la réalité du terrain. Les médias apparaissent également en péril face aux violentes manifestations qui opposent des islamistes au gouvernement. Conséquence naturelle de cette situation, l’auto-censure gagne du terrain en dépit de la vitalité des médias du pays.

Le Sri Lanka connaît la même trajectoire que le Pakistan en affichant une ascension progressive mais marquée dans le classement d’RSF. En 2013, le pays, lanterne rouge d’Asie du Sud pointait à la 162ème place. En 2018, il se place à la 131ème position. Longtemps, la situation de la presse sur cette île a été désastreuse dans un climat où régnait l’impunité pour les auteurs d’atteintes envers les médias. En 2015, le président du Sri Lanka avait annoncé vouloir rouvrir toutes les enquêtes des crimes commis contre les journalistes mais derrière les belles annonces, peu de transformations et la plupart des crimes restent à ce jour impunis.

Le gouvernement tente de rassurer en affirmant que la profession n’avait plus à craindre de représailles pour ses prises de positions politiques ou ses articles sur des sujets sensibles tels que la corruption ou les exactions militaires durant la guerre civile terminée depuis 2009. Depuis, les médias tamouls continuent d’être la cible privilégiée des attaques et de la censure étatique. Pour eux, ainsi que pour tous les autres, ils doivent désormais être enregistrés auprès du ministère des Médias pour ne pas tomber dans l’illégalité et la presse se rend compte que la frontière entre le régime de censure instauré par l’ancien régime et la situation actuelle est bien mince.

Une année sanglante pour la corporation

L’organisation américaine Committee to Protect Journalists (CPJ) se concentre quant à elle sur les cas de journalistes tués ou emprisonnés dans le cadre de leur activité professionnelle ainsi que sur les questions d’impunité qui règnent au sein de la sphère politico-judiciaire pour traiter de ces affaires. Selon CJP, 53 journalistes ont été tués de part et d’autre du monde en 2018. Parmi eux, 19 ont perdu la vie en Asie du Sud. Tout d’abord en Afghanistan où 14 journalistes ont été tués cette année. Ensuite en Inde, théâtre de la mort de 5 journalistes en 2018. Et enfin au Pakistan où 2 journalistes ont été tués.

 

Journalistes tués

Journalistes emprisonnés

Journalistes Disparus

Années 2015 2016 2017 2018 2015 2016 2017 2018 2015 2016 2017 2018
Afghanistan

6

4

14

/

/

/

/

Bangladesh

6

1

/

/

4

/

/

1

Bhoutan

/

/

/

/

Inde

4

5

5

5

/

2

1

/

/

Maldives

1

/

/

/

/

1

1

Népal

/

/

/

/

Pakistan

1

3

3

2

/

/

2

1

/

/

Sri Lanka

/

/

/

/

1

1

Évolution des journalistes tués, emprisonnés ou disparus entre 2015 et 2018 an Asie du Sud selon Committee to Protect Journalists

Le 30 avril dernier, le cycle de violence croissant qui a prévalu toute cette année en Afghanistan a frappé les journalistes de plein fouet à Kaboul au cours d’une attaque coordonnée. Ce jour là, un kamikaze à moto s’est fait exploser à proximité du QG de l’OTAN et de l’ambassade américaine vers 8h du matin. Quelques 20 minutes plus tard, un second kamikaze grimé en reporter et portant une caméra active sa charge explosive au milieu d’une foule de journalistes dépêchés sur place pour couvrir la première explosion.

Cette attaque, revendiquée par l’État Islamique (EI) et visant délibérément les médias a tué 9 journalistes afghans travaillant pour différentes organisations telles que l’AFP, Radio Azadi/Radio Free Europe, 1TV ou Mashal TV. « Cette attaque terroriste est un crime de guerre » déclarait la Fédération Afghane des Journalistes qui réclamait après cet attentat une enquête pilotée par l’ONU. Cette journée a été la plus meurtrière pour les journalistes en Afghanistan depuis la chute du régime taliban en 2001. Selon RSF, au moins 37 journalistes ont été tués par les Talibans ou l’EI en Afghanistan depuis 2016.

L’Inde se distingue également cette année avec 5 journalistes tués. Le 25 mars dernier, Navin Singh journaliste enquêtant pour le quotidien hindi Dainik Bhaskar sur le mariage d’enfants au Bihar a été écrasé par un chef de village local qui n’aimait pas que le journaliste vienne fouiner dans les parages. Le lendemain, Sandeep Sharma, travaillant pour la chaîne locale News World a connu le même sort au Madhya Pradesh. Il travaillait alors sur des affaires de collusion entre la police et les entreprises d’extraction de sable quand un camion lui roula délibérément dessus sous les yeux d’une caméra de surveillance.

Au Cachemire, le 14 juin dernier, Shujaat Bukhari, journaliste pour Rising Kashmir s’est fait tiré dessus par plusieurs tireurs alors qu’il sortait de son bureau pour rompre le jeûne du Ramadan à Srinagar. Mortellement blessé ainsi que les deux policiers mis à disposition pour sa sécurité, il est mort en route vers l’hôpital. Enfin, le 30 octobre dernier, deux autres journalistes sont morts dans 2 événements distincts au Chhasstisgarh et au Jharkhand, deux régions où la rébellion maoïste des Naxalites est en proie avec les forces de sécurité indiennes.

Au Pakistan, Sohail Khan, reporter pour le quotidien ourdou K2 Times a été tué par arme à feu alors qu’il circulait dans la province de Khyber Pakhtunkhwa le 16 octobre dernier. Ce journaliste enquêtant sur le trafic de drogues. Le fils d’un baron supposé a été arrêté dans cette affaire.

Auto-censure et faibles lueurs d’espoirs

En dépit d’un dynamisme du marqué d’un secteur encore porteur sur le plan économique, la pratique du journalisme reste un exercice compliqué dans le sous-contient indien. Cette année, pour se protéger face aux excès politico-sociaux, les journalistes de la région ont résolument opté pour l’auto-censure, une pratique répandue aujourd’hui dans tout les pays de la zone.

Avec plus de 20 morts au sein de la corporation, 2018 est l’une des années les plus sanglantes pour les journalistes en Asie du Sud. Des dizaines d’arrestations et des dizaines de raids des forces de l’ordre au sein des rédactions ou des organismes de presse ont ponctué ces derniers mois et des centaines de témoignages ont fait part des difficultés à enquêter ou à travailler sur le terrain.

Si la situation semble au mieux stagner pour la situation de la presse, certains pays semblent enclins à améliorer la condition de l’exercice de la profession de journaliste. C’est ainsi que l’on observe dans ces classements que même en guerre, l’Afghanistan se place bien devant d’autres pays de la région qui sont pourtant considérés comme en paix, et ce, en dépit d’un bilan humain lourd cette année après l’attentat de Kaboul du 30 avril dernier.

2018 fut une année tendue pour les journalistes en raison de l’effervescence électorale qui a secoué plusieurs pays de la zone. La couverture des campagnes électorales et des scrutins en Afghanistan, au Pakistan, au Bangladesh et aux Maldives et dans une moindre mesure celles des scrutins locaux en Inde et de la crise politique au Sri Lanka ont placé les journalistes en première ligne face aux intimidations des pouvoirs comme face aux violences politiques.

En 2019, la région sera à nouveau le théâtre d’élections à haut risques pour la corporation. Cet été, l’Afghanistan choisira son nouveau président et en Inde, Narendra Modi cherchera à conquérir un second mandat de premier ministre au printemps. Ces 2 rendez-vous s’annoncent déjà comme des moments chauds pour les journalistes concernés et tout porte à croire qui la situation de la liberté de la presse et de la protection des journalistes ne devrait pas connaître de changements majeurs en 2019.

Julien Lathus

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