Plutôt que de consulter des analystes électoraux et politiques ou des instituts de sondage pour établir des prévisions concernant les élections indiennes qui auront lieu au printemps prochain, pourquoi ne pas regarder l’assiette d’un simple citoyen. Et cela peut presque s’observer à la largeur de la peau des oignons et dans un lancé de sel.
L’oscillation du prix des oignons, particulièrement en période électorale, est suffisante pour créer de nombreux troubles envers les partis politiques. En décembre dernier, le kilo d’oignons valait 20 roupies (0,24 centimes d’euro) ; en octobre, il était impossible d’en trouver la même quantité à moins de 100 roupies (1,10 euros) sur les étales de Delhi. Cette flambée des prix a inspiré des centaines d’éditos moquant les autorités en insistant sur le fait que les oignons sont indispensables pour la cuisine alors que les politiciens peuvent être facilement remplaçables.
Le sinistre fantôme de la Grande Crise de l’Oignon de 2010 rôde sur les pas de la coalition dirigeante menée par le parti du Congrès. En cette année-là, après que le prix des oignons ait subitement doublé en une semaine, le gouvernement avait décidé d’en interdire l’exportation tout en appelant son frère ennemi pakistanais à lui en fournir pour éviter des protestations de masse et une insurrection populaire. Et oui, quand le prix des oignons s’envole, des gouvernements peuvent être enterrés.
En 1998, les prix des oignons avait été considéré comme un facteur décisif dans les élections régionales des états de Delhi et du Rajasthan, tout comme dans la chute du gouvernement central du parti Janata en 1980.
A présent, les politiciens s’inquiètent à nouveau. Un membre exalté de la Chambre Basse du Parlement indien avait affirmé en août que la hausse du prix des oignons et la baisse de la monnaie lui rappelait Humpty Dumpty chancelant sur son mur, tout en demandant au gouvernement ce qu’il comptait faire avant sa chute.
Privé d’oignons fris qui accompagnent tant de plats comme les lentilles (daal) et des curry de légumes, ou encore dépossédés des oignons sauvages qui forcent le respect des kebabs du nord du pays, quelques Indiens se plaisent à rappeler que les anciens textes hindous ne sont pas tendres envers les mangeurs d’oignons et d’ail. Les Puranas font d’eux des pécheurs bons pour l’expiation. Ils déclarent que les oignons sont la plus abjecte des nourritures, au même rang que les champignons, l’eau dans laquelle des porcs auraient barboté ou que du lait provenant d’une vache ayant mis bas moins de dix jours auparavant.
Si les plus puristes des végétariens et les membres de la communauté jain ne touchent pas aux oignons, le reste de l’Inde compense. Selon le rapport de données sur les oignons et les patates, l’Inde a produit quelques 16 millions de tonnes d’oignons en 20121-2012. Cela aurait pu suffire au seuil estimé des 15,71 tonnes pour satisfaire la demande indienne mais c’était sans compter les puissances du marché et l’exportation massive.
Néanmoins, dans la première semaine de novembre est apparue une petite lumière d’espoir. Le prix des oignons a amorcé une légère baisse, desserrant un peu l’étau autour du gouvernement.
Puis, alors que la crise de l’oignon semblait progressivement s’éloigner, une ruée inexpliquée autour du sel est née. Les prix se sont affolés pour atteindre les 100 à 150 roupies le kilo (1,10 à 1,77 euros) dans les états du Jharkhand, du Bihar et du Bengal-Occidental, loin, bien loin des 16 à 20 roupies d’ordinaire (0,19 à 0,24 centimes).
La panique est lancée. A Darjeeling, treize commerçants ont été retenus par la police pour avoir vendu du sel à des prix exorbitants. Les autorités de l’état voisin du Bihar en ont arrêté trois autres pour avoir propagé des rumeurs sur une pénurie de sel. Elles ont affirmé que quiconque colporterait de telles rumeurs seront mis en détention, de quoi refréner de tels agissements au regard de la délicatesse qui caractérise la police du Bihar.
Le sel n’est pas seulement indispensable, particulièrement pour les plus pauvres qui ne peuvent souvent s’offrir que cet unique condiment, il se pare également d’un fort poids émotionnel dans le sens où il a été au centre de la lutte indienne pour son indépendance. La Marche de Gandhi à Dandi en protestation aux importantes taxes britanniques sur le sel est un événement ancré dans les mémoires.
Parmi les nombreuses libertés que les architectes de l’indépendance entendaient donner au peuple indien reposait le principe de la non-taxation sur le sel. Dans les premières minutes de la première assemblée constituante de l’Inde, le 20 août 1947, on retrouve une proposition de bannir toute taxe sur le sel. Deux années plus tard, en août 1949, certains législateurs ont émis l’idée que cela était impossible. Jawaharlal Nehru, le premier premier ministre fut invité à donner son avis. « Au-delà de toute implication économique introduite sur ce sujet, le sel, un temps dans notre histoire nationale, dans l’histoire de notre lutte pour notre liberté, est devenu le mot d’un pouvoir qui a polarisé les masses et engendré une étrange révolution en quelques mois dans notre pays » déclara-t-il tout en reconnaissant néanmoins que l’exemption de taxes sur le sel serait inadaptée.
En fait, cette dernière fièvre du sel a été causée par une rumeur et non par la taxation irresponsable. Grosso modo, l’opposition entre le ministre en chef du Bihar, Nitish Kumar d’un parti centre gauche avec Narendra Modi, ministre en chef du Gujarat et surtout éventuel futur premier ministre du pays pour son parti nationaliste hindou du BJP a débouché sur une guerre du sel depuis que le Bihar s’est mis à en importer beaucoup du Gujarat. Entre temps les deux ont trouvé un accord saisonnier et leur lutte s’est soldé sans bains de sang… Du moins pour le moment.
Julien Lathus