L’essor d’une culture armée en Asie du Sud est le fruit d’une économie qui trouve ses racines dans la facilité d’accès aux armes. Elles se déversent dans l’ensemble de cette région, en passant tant par les armuriers conventionnels que par les marchés illégaux. Pour les armes issus de ces derniers réseaux, les estimations de leur nombre sont impressionnantes. Selon Oxfam et Amnesty International, l’Inde est le berceau de plus de la moitié des 75 millions d’armes illégales en circulation dans le monde. Au Pakistan, la petite ville de Dera Ismail Khan est le symbole de cette industrie où pour quelques milliers de roupies, on peut trouver des Kalachnikovs « faites maison ».
L’Inde, le pays des Kattas.
Dans le nord de l’Inde, les états de l’Uttar Pradesh et du Bihar sont reconnus pour être le berceau de nombreuses armureries illégales d’où sortent des milliers d’armes « made in India ». Ces armes « faites maison », nommées kattas sont vendues à travers l’Inde depuis des décennies mais depuis quelques années, leur essor a attiré l’attention sur ce problème. Selon l’organisation Control Arms Federation of India, 5000 personnes sont tuées par armes chaque année dans le pays de Gandhi. Même si il est difficile pour les autorités de tracer ces manufactures, chaque semaine, la presse indienne fait état du démantèlement d’une fabrique. Une politique active dans ce sens puisque les principaux clients de ses armes « faites maison » sont les gangs locaux, spécialisés dans le vol, les kidnappings et les extorsions, mais pas ils ne sont pas les seuls à chercher des armes non identifiées.
A une centaine de kilomètres de la capitale, Salim fabrique des pistolets et des carabines dans son atelier clandestin de Jhola, dans le nord de l’Uttar Pradesh où des nombreuses personnes occupent la même profession que lui. « Les périodes de faible activité sont rares et le business connaît une forte croissance durant les élections lorsque les politiciens locaux achètent en gros » explique Salim. A ces moments, il affirme que ses armes se vendent entre 90 et 600 $. « Nous faisons cela depuis des générations. Je travaillais avec mon père et maintenant ce sont mes enfants qui travaillent avec moi » déclare-t-il.
Salim travaille dans l’un des grands centres indiens de la manufacture des armes, qui est également l’une des zones les plus pauvres de l’Inde où les opportunités économiques sont minces. Après la faillite de l’est du Bihar, auparavant le grand centre du commerce des kattas, la production s’est déplacée dans cette partie de l’Uttar Paradesh nommée Badlands. Souvent qualifiée de « Far West », cette région qui borde New Delhi est devenue fameuse pour sa culture armée et apparaît comme un casse-tête pour les forces de police de la capitale. Dans certains marchés de New Delhi, des pistolets « faits maison » sont vendus pour 30 $. Ils trouvent alors leur place aux côtés des AK-47 et de différents autres modèles dans le marché de Gaffar, connu dans la capitale pour ces armes, souvent illicites.
Pour enrayer ce phénomène qui contamine le nord de l’Inde – 9% des crimes en Inde impliquent des armes à feu – l’attention est portée sur les Badlands. Pour de nombreux spécialistes, il y a un besoin urgent de faire cesser l’afflux de ces armes. La création d’emplois et d’opportunités économiques devient un enjeu crucial. « La pauvreté mène à ce commerce. Le défi de l’Inde est de leur fournir une alternative économique, ainsi ils pourront laisser tomber la fabrication artisanale d’armes » explique Binalakshmi Nepram, de l’organisation Control Arms Foundation of India.
Cette transition semble engagée à Jhola par le biais des efforts des conseils villageois qui encouragent les jeunes générations de s’éloigner du commerce illégal d’armes à feu pour s’engager dans l’agriculture. Les jeunes, comme les fils de Salim peuvent y trouver une alternative. « La jeune génération est à un point de transition dans le pays. La culture de la canne à sucre peut fournir des emplois bien payés et peut devenir une source conséquente de revenus dans une famille » explique un membre du conseil villageois. Pourtant, même si les cours du sucre sont à la hausse, une arme vendue à 50 $ constitue quelques jours de travail. Cela reste un revenu plus important que le salaire d’ouvrier agricole pour un même temps de travail.
Le mythique et perpétuel marché de Dara Ismail Khan au Pakistan.
Au Pakistan, les marchés illégaux fleurissent, sous l’impulsion des décennies de guerre et d’insurrection chez le voisin afghan. En 1922, le voyageur britannique JM Ewart arpentait les contrées de l’actuelle frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan. Son récit, Story of the North West Frontier Province témoigne déjà des marchés aux armes qui pullulent dans cette région. Parmi eux, le plus vieux, celui de Dera Ismail Khan. « Au sud de Peshawar se trouve la Passe de Kohat… les villages qui s’y trouvent sont fameux pour une industrie particulière – des manufactures de fusils et de munitions, comme dans les arsenaux européens. Pas chères et efficaces, ces armes sont prête à être vendues tout le long de la frontière ».
Près de 100 ans après, les choses n’ont pas changé. Aujourd’hui, les armes produites sur le marché de Dera Ismail Khan sont envoyées en Afghanistan où elles servent contre la coalition de l’OTAN comme au Waziristan pakistanais où l’armée pakistanaise lutte depuis près d’une décennie contre les Talibans. La ville a été pendant un bon moment administrée par les Talibans. Exit la musique, les femmes dehors et les télévisions. Tout le temps a été consacrée à la fabrication d’arme. Ce marché, bien protégé a fait de Darra la capitale du sous-continent pour les armes illégales. La plupart des dirigeants du Pakistan ont tenté de contrôler le marché des armes sans succès puisque les zones tribales bénéficient d’un régime semi-autonome qui remonte au temps du règne colonial britannique. Une situation qui complique davantage la législation sur les armes qui prolifèrent dans cette région montagneuse.
Le Pakistan semble incapable de faire fermer le marché de Darra. Malgré la campagne lancée par l’ancien autocrate Pervez Musharraf en 2001 pour contrer la culture nationale de la Kalash’ qui a permit la confiscation de milliers d’armes illégales, seules 2 millions des 18 millions d’armes estimées en circulation au Pakistan sont légales selon Small Arms Survey, un groupe de recherche indépendant basé à Genève.
Selon le gouvernement des Zones Tribales Administrées, les armureries de Darra emploient près de 10 000 personnes et plusieurs millions d’armes en sortent chaque année. De plus, le marché semble en croissance depuis la guerre en Afghanistan. Malik Mohammad Asif, propriétaire de Sher Ghulam and Sons Arms Dealer indique que cette tendance est liée à la sécurité sur la frontière et à la campagne de désarmement engagée par le gouvernement afghan. En 2004, une Kalachnikov se vendant 165 $.Maintenant s’est 520 $. Les explosifs ont également pris une plus-value de 15%. « La demande est en telle croissance que maintenant nos fabriques produisent 24h/24 pour satisfaire la demande » raconte un autre marchand.
Darra produit des répliques d’armes importées depuis le début des années 1990. Pourtant, la plupart des marchands de Darra expliquent que le boom de ce business remonte à l’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1979. « Après l’invasion, le Pakistan a été arrosé d’armes illégales, en particulier des Kalachnikovs, dont les copies ont été produites en masse à Darra » déclare un membre du gouvernement des zones tribales.
A Darra, tant et tant de magasins proposent des armes que près de 4000 habitants sont forcés de rejoindre Peshawar pour trouver de la nourriture et d’autres produits de première nécessité. Il y est plus facile de trouver des explosifs en tout genre et des armes que de l’huile et du riz. Cette surabondance d’armureries fait qu’un visiteur peut facilement tomber sur des scènes surréalistes dans un pays censé combattre les Talibans et les marchés clandestins menaçant sa sécurité intérieure. Sur la grande rue centrale, il n’est pas rare de voir un Talibans, ceintures de munitions le long du tronc tirer en l’air pour tester son futur achat.
« Les armes de Darra sont de bonne qualité » déclare Saleem Ahamd qui se décrit comme un djihadiste alors qu’il essaye la Kalachnikov qu’il prévoit d’acheter. « Le barillet ne chauffe pas après son utilisation » ajoute-t-il visiblement satisfait.
Reportage de Vice sur le marché de Darra.
A relire – Épisode 1 – Cultures et cultes des armes en Asie du Sud.
Julien Lathus